mardi 5 juillet 2011

Destins

« Les hommes sont bien naïfs ! Sous prétexte qu’ils ne nous comprennent pas, ils croient que nous ne pensons pas. Jobards ! Même les mouches pensent. Nous manquons de vos mots, non d’esprit. Dans le troupeau on use d’une espèce d’espéranto animal. »
- « Oh, pardon, je ne me suis pas présentée. Moi on m’appelle « Sauta la brosta ». Ça signifie « Saute buissons ». Je suis une brebis de presque 1 an. Je suis née sur le plateau de Soussouéou, c’est pourquoi je porte un surnom béarnais.
Nous sommes 80 têtes noires transportées par 320 pattes, noires elles aussi, plus « Sieur Picot », un vieil âne encore vaillant et mes deux amis les chiens « Le Rouge » et « Leïla » la noire. Sur ce maigre et paisible troupeau règne l’ancien, le doux, le bon, le rêveur, le taiseux, le presque beau, « Jean le moutonnier » C’est ainsi qu’on l’appelle chez nous, dans la plaine des Landes. Il est vieux Jean et a les manières d’avant la guerre, la guerre des tranchées contre Guillaume. Les façons d’avant les rails de chemin de fer, d’avant les canaux creusés pour assécher les marais, avant les enclos de pins, ces pépinières d’arbres qui nous barrent le chemin.
« Que de détours inutiles ! »
Nous retournons au Soussouéou, un plateau plein d’herbes tendres et d’eau fraîche, certainement le plus beau site pastoral des Pyrénées.
Jean marche derrière d’un pas régulier, lent et rythmé par le claquement de ses sabots de pauvre. Vingt d’entre nous lui appartiennent en propre dont la vieille brebis de tête, celle qui porte la grosse sonnaille. Elle connait la route celle-là depuis qu’elle fait le chemin ! Moi aussi j’ai une petite truquette cette année, et comme je suis la préférée de Jean, que je n’ai pas encore de petit, je peux gambader à ses côtés avec les agneaux de l’année.
Pauvre Jean. Jean le pauvre ! Il va de son allure de vieil homme, d’ailleurs il ne va pas plus vite en plaine, dans nos landes perché sur des échasses. Dès que le sol est solide, il les attache au bat du bourricot, l’âne regimbe un peu. Cette fois, je l’ai entendu protester :
- « Tu crois que les provisions ne sont pas assez lourdes ? » et comme il est brave l’animal, il repart avec une tape amicale sur la croupe. L’homme et l’âne sont de vieux compagnons.
- « Tiens, on s’arrête à nouveau. Et pan ! Mon museau dans l’arrière-train de Pétronille. Ça sent pas bon ! Eh ! Le Rouge, le Rouge qu’est-ce qui nous arrête encore ? Le Rouge… Le Rou...ouge. Oh ! Jean l’a appelé. Il a intérêt à travailler les renseignements. Attendons. »
Leïla et le Rouge sont mère et fils, issus d’une longue lignée de chiens de troupeau. Ils n’ont pas leur pareil pour faire fuir les chiens errants. Un jour ils ont même flairé loup, mais celui-ci était déjà loin avant qu’ils ne suivent sa piste. Un loup tout seul c’est timide, de plus c’est devenu rare ces bêtes-là !
- « Ah ! Le Rouge te voila. Pourquoi est-on arrêtés ?
- C’est Jean, il a repéré plus avant son copain André qui mène son troupeau vers les gorges de Bitet ! C’est des pyrénéens avec des cornes. Vous mélangez pas ! Faudrait vous démêler et je suis fatigué moi ! On marche depuis l’midi et le soleil est presque descendu derrière les montagnes. J’aimerais me reposer !
- Et nous aussi bien sûr. S’ils discutent un peu, nous stationnerons ici. C’est pentu, mais il y a de l’herbe, des sortes de bruyère, de l’ombre et de l’eau suinte des rochers. C’est une bonne place.
- Pardi ! T’as qu’as aller le dire à Jean et puis l’eau, c’est normal, on est presque aux sources de l’Auronce.
- Bien ! J’y vais. Il m’aî-aî-aîme tant qu’il m’écoutera, s’il daigne me comprendre.
Et elle se précipite, légère, sautant les obstacles, fidèle à son surnom.
- Bê-ê-ê-erger, Bê-ê-ê-erger,
Elle sautille, volète presque autour de Jean qui sans s’arrêter la repousse.
- Petite ! Oh ! Démon ! Reste avec tes sœurs et sors du chemin et de mes jambes, tu vas me faire trébucher !
- Jean, mon Bê-ê-ê-erger, écoute-moi !
- Petite peste, rejoins le troupeau. Nous nous arrêtons ici pour cette journée !
Un léger coup de bâton l’écarte fermement. Il ne fait pas bon désobéir à Jean. Un peu rassurée la follette rejoint les autres. D’ailleurs, Leïla fondait sur elle de ses quatre pattes et aboyant de toute sa voix.
Jean presse le pas. Il avait hâte de retrouver André, de partager le vin de l’amitié. Il n’est pas dans son caractère d’appeler son ami de si loin, puis le tintamarre des sonnailles couvrirait sa voix. Dans ce presque défilé c’était un vrai concert de casseroles. Parvenu à quelques mètres il siffla entre ses dents. André sursauta, se retourna et attendit son ami les bras grands ouverts, un large sourire fendant sa figure ronde.
- Jean ! Quel bonheur de te voir !
Et il étreignit son ami.
Le moutonnier était certainement aussi heureux que son confrère, mais un peu gêné de tant d’effusions. André, jovial, bavard, curieux, était de caractère et d’apparence très différents de son ami des Landes, autant le vieux berger était réservé et silencieux, autant André était avide de bavardages.
Les chiens s’occupant des bêtes, les deux pasteurs se donnaient des nouvelles, assis sur un rocher plat en buvant un peu de vin. André faisait aller sa langue, tout à la joie de discourir.
La vie de berger solitaire ne lui convenait pas vraiment. Avant lui son père était moutonnier, André avait hérité de quelques bêtes et il n’avait ni l’ambition, ni le courage d’apprendre un autre métier. Il rapportait à sa femme juste de quoi survivre. Il avait quatre enfants qu’il voyait grandir par à-coup, absent qu’il était sept mois par an. Il était le premier pasteur à quitter l’estive, tant il avait hâte de retrouver ses amis, sa maisonnée. Il n’était pas le meilleur berger, mais il se débrouillait tout seul. Il fallait pourtant du savoir pour s’occuper des bêtes : savoir les maladies ; les herbes pour les soigner ; aider les agneaux à naître ; connaître les bons coins ; se guider au soleil, aux étoiles et puis filer, tricoter, faire du fromage. Tout compte fait, il n’était pas si mauvais berger que cela, André, c’était un berger contrarié !
Jean, silencieux, attendait que son ami en ait fini avec sa péroraison, lorsque, assoiffé de tant de paroles il allait boire un peu. Vint le moment où il put lui annoncer :
- C’est ma dernière estive, André, cet automne, je vends mes bêtes et je m’installe dans la cabane à côté du bercail !
André en resta muet.
- Je suis trop vieux pour vaguer. On me confie moins de bêtes. Je sens les douleurs au terme de chaque journée. Il faut me résigner. De surcroît, les voies de chemin de fer, les enclos, les maisons me détournent du chemin le plus court. Une semaine m’a été nécessaire pour contourner les obstacles et j’ai perdu 3 bêtes noyées dans un canal d’assèchement. Alors, j’arrête. Je pose le bâton, les échasses et je chausse les sabots paysans.
La tristesse d’André faisait peine à voir. Un jean qui parlait aussi longtemps mettait le jeune berger à l’envers.
Il était silencieux.
Sieur Picat, en broutant alentour, n’avait rien perdu de la conversation. Il se promettait bien de tout répéter aux chiens le plus vite possible. Il braillait de tout son souffle :
- Leïla, le Rouge. Jean veut nous vendre tous et se retirer. Malheur, malheur !
La nouvelle se répandit vite dans le troupeau, la consternation aussi. Sauta la Brosta en tomba à genoux.
- Jean, ne nous quitte pas. Je t’aî-aî-aîme, moi !
Puis un éclair traversa ce qui lui tenait lieu d’esprit.
- Mais, nous allons finir gigots !


Dominique

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